Pascal Brunet, Responsable France Relais Culture Europe : une culture de l’ouverture
6 July 2021 0 By dzerathRelais Culture Europe, qu’est-ce que c’est ?
D.ZERATH :
Je suis ravi d’échanger avec vous aujourd’hui sur des thèmes qui me sont particulièrement chers : le financement de la création artistique, plus particulièrement de l’industrie musicale et des industries culturelles et créatives. Nous allons soulever deux angles : les financements et les soutiens pérennes que la Commission ou que toute organisation européenne peut apporter à la culture, et les financements exceptionnels qui sont dus à la crise que nous traversons. Avant de rentrer dans le vif du sujet, pouvez-vous présenter Europe Créative ?
P.BRUNET :
Je dirige Relais Culture Europe, une structure qui est cofinancée par le Ministère de la Culture, la Commission Européenne, le Centre National du Cinéma et de l’image animée, et quelques régions françaises.
Le relais a la responsabilité d’être le Bureau Europe Créative, c’est-à-dire le point de contact en France du programme européen Europe Créative. Europe Créative est un programme. Il y a dans les modes d’action de la Commission Européenne une façon d’agir qui est d’avoir un cadre financier pluriannuel qui démarre cette année et finira en 2027, pour mettre en action ce cadre financier des programmes. Europe Créative est le programme dédié aux acteurs culturels. C’est le seul programme dédié à un secteur. L’Europe agit généralement de manière très transversale sur les enjeux industriels. Europe Créative ne paraît pas important en termes d’intervention, mais est symbolique par son caractère dédié aux acteurs culturels.
Europe Créative a plusieurs volets. Il y a un volet que l’on connaît sous le terme de Programme Média qui est dédié au secteur de l’audiovisuel. Il y a un programme qui est dit Culture qui permet de soutenir des programmes de coopération culturelle quelque soit la discipline dans laquelle on travaille. Nous pouvons parler ici de festivals de cinéma, de centres d’art… Nous parlons ici de toute action de coopération.
Il y a également un volet en plusieurs initiatives, disons un volet transsectoriel qui va chercher à répondre aux enjeux d’aujourd’hui qui sortent des habitudes des secteurs : des projets qui concernent la culture et la science, la culture et la technologie, qui concernent plusieurs disciplines artistiques et autres domaines. Nous pouvons également évoquer dans ces derniers enjeux d’une première polarité qui apparaît autour des médias d’information. Il est question de commencer à se saisir, chose assez nouvelle dans le cadre d’Europe Créative, des questions de vérité en général, de vérité alternative. Nous nous intéressons à la nécessité d’agir ensemble face à un questionnement autour de l’information.
Europe Créative, une organisation en silo ?
D.ZERATH :
La culture et les programmes culturels dépendent de plusieurs directions générales à Bruxelles. Une direction générale qui concerne l’éducation et la culture, mais aussi une DG Connect qui s’occupe particulièrement du financement des entreprises, une DG pour le commerce, une DG pour les problèmes juridiques, notamment pour le droit d’auteur. Cela donne l’impression d’une organisation en silo. Est-ce qu’il y a une transversalité qui est organisée au niveau de la Commission, est-ce que ces silos communiquent les uns avec les autres ? Comment est-ce que tout cela s’articule ?
P.BRUNET :
La Commission est dirigée par un collège de commissaires. Les décisions de la Commission sont collégiales. Même s’il y a une unité de gouvernement, il y a vraiment une nécessité d’avoir une approche collégiale.
Il y a le souci dans cette Commission d’avoir des vices-présidents qui coordonnent l’action de plusieurs commissaires, ainsi que d’avoir une prise de conscience que la plupart des enjeux contemporains demandent une approche en dehors du silo.
Nous avons les mêmes problèmes au niveau national de désiloter l’action publique d’aujourd’hui. Il est vrai que cela relève de plusieurs compétences. Il y a la nécessité d’avoir des compétences aiguës sur un sujet qui généralement est lui-même articulé avec d’autres. Par exemple, si l’on prend la question du droit d’auteur articulé à la question du droit concernant les propriétés intellectuelles, il est nécessaire d’exercer une réflexion transverse. Ce bloc de compétences ne doit pas être trop siloté.
La machine européenne est avant tout une machine à produire du droit. Nous parlons de plus en plus des programmes aujourd’hui car à travers la crise de la pandémie, la nécessité d’une Europe actrice et pas simplement régulatrice ressort. Nous avons besoin d’une coordination très opérationnelle.
Mais n’oublions pas que la machine européenne est taillée pour, au départ, faire du droit. C’est-à-dire d’uniformiser, de faire converger. Faire converger des droits nationaux extrêmement divers avec du droit international qui est lui-même en formation. La question du commerce international est centrale pour nos industries culturelles et la régulation du commerce international est compliquée lorsque l’on a de grands acteurs structurants comme les GAFA ou comme les acteurs chinois. Cela demande un droit très régulé, je dirais même très offensif pour défendre nos industries et nos acteurs culturels.
L’autre partie c’est de relayer ce travail par de l’action plus opérationnelle, c’est-à-dire ces programmes, soutenir ces projets qui vont construire l’Europe. Il est question de travailler ensemble.
Il y a toujours ce même problème, comme dans tous les domaines, le même risque de se mettre dans un silo si l’on est trop spécifique. Le problème est piloté par les deux DG. La DG Connect s’intéresse aux questions de communication, et la DG EAC s’intéresse aux questions éducatives et culturelles. C’est un co-pilotage, même si chacun y va de sa spécificité comme toute logique publique. Il y a vraiment la recherche d’un co-pilotage et d’avoir une réponse adaptée à la période actuelle.
Tous nos enjeux demandent une approche globale. Une approche multisectorielle, traitant de l’économie, des impacts sociaux, des impacts esthétiques… Des modes d’action publique qui sont plutôt holistiques. C’est-à-dire globale, interconnecté, le fait d’avoir conscience qu’on agit par sur l’économie sans agir quelque part sur l’esthétique de quelque chose.
Le principe de subsidiarité
D.ZERATH :
Et en plus s’ajoute maintenant, nous y reviendrons certainement un peu plus tard, les problèmes environnementaux. Ils ajoutent une difficulté supplémentaire, puisque vous parliez de la complexité et de la globalité des approches.
Venons-en au principe de subsidiarité. Aujourd’hui, la culture n’est pas une prérogative européenne. Il y a un principe de subsidiarité qui s’applique, qui donne la préférence aux états. Le principe de subsidiarité, je le comprends comme un principe de décentralisation, qui permet au plus proche du terrain d’être efficace. L’efficacité est dans la proximité avec les acteurs, avec le terrain de la réalité de tous les jours.
Est-ce que ce principe de subsidiarité n’est pas contradictoire avec ce besoin que l’on a aujourd’hui d’une approche plus intégré au niveau européen ? Est-ce que ça ne va pas à l’encontre de plus d’intégration européenne ?
Je prends un parallèle sur la pandémie et sur la santé, l’Allemagne est très décentralisée. Il a été dit que la complexité en Allemagne sur le traitement de la pandémie est dû à la décentralisation. En France, il a été dit que c’était dû à l’excès de centralisation. Apparemment ni l’un ni l’autre n’a parfaitement fonctionné.
Donc concernant la subsidiarité, où mettez-vous le curseur ?
P.BRUNET :
Il est possible de comprendre le mot subsidiarité comme la nécessité pour l’Europe de définir le type d’enjeux, le type de réponse qui doit être fait de manière collective entre États.
C’est-à-dire que c’est à la fois le principe de veiller à la décentralisation, de veiller aussi à ce qui ne passe au niveau européen que ce qui est urgent, ce qu’il est le plus intelligent de faire naître. Et cela bouge à travers le temps.
Nous avons demandé à l’Union Européenne de s’occuper de santé tout en la critiquant, alors que jamais il n’a été prévu qu’elle ne s’occupe de santé ! Des accès médicamenteux, de régulation du marché… mais pas de politique de santé dans le sens auquel on a commencé à en parler durant la pandémie, d’armer les sociétés européennes.
Nous nous sommes aperçus qu’il y a des choses qui doivent être faites au niveau européen, au niveau national, au niveau local. Cet exemple est valable pour tout. Que faut-il traiter au niveau communautaire, au niveau national ? Qu’est-ce qui doit être préservé au niveau local ? Sur des questions de santé, nous avons constaté grâce à la pandémie qu’il y avait quelques avantages à négocier à plusieurs.
Au niveau communautaire, il est plus compliqué d’évoquer la question de la culture.
L’approche culturelle de la construction européenne n’est pas de créer une culture européenne où serait indifférenciable quelqu’un vivant dans le Périgord de quelqu’un vivant en Lombardie, mais bien de prendre en compte cette particularité qui est notre attachement, notre constitution, notre construction à publier sur des cultures être diverses, avec des langues diverses.
Prenons la problématique de préserver les langues tout en ayant un marché du cinéma fluide. Si l’on veut vraiment respecter l’ensemble des langues, nous voyons bien qu’il a des problématiques dont d’autres marchés ne se préoccupent pas. Le marché américain ne se pose pas la question de la langue sur son marché. Pour nous, cette question a son importance notamment parce que la langue est constitutive d’imaginaire, constitutive d’appartenance.
Il y a une différence entre une culture et une identité qui vous projettent dans le monde, dans l’avenir et une culture qui vous rattache à votre identité de manière fermée.
La mondialisation contient des mécanismes de contradictions, d’identités qui pour certaines se trouvent menacés, à juste titre ou non. Dans la question culturelle, il y a cette nécessité de composer la logique d’action publique et de décider les réflexions qui sont à soulever au niveau communautaire ou au niveau local. Il y a cette question de préserver une grande diversité. N’oublions pas que la devise européenne est : « Unie dans la diversité ! ». C’est-à-dire d’accepter nos différences et de les accepter positivement.
« Il y a une différence entre une culture et une identité qui vous projettent dans le monde, dans l’avenir et une culture qui vous rattache à votre identité de manière fermée. »
Nous sommes à la fois dans une réflexion de logique d’accès, d’accès au marché, d’organisation, d’organisation des politiques publiques, etc. Ce qui doit être aussi préservé de ces questions d’identité, d’appartenance.
Nous sommes dans un moment difficile avec un repli sur soi qui traverse l’Europe d’aujourd’hui et qui est très inquiétant. Mais c’est la culture qui nous fait nous renfermer et la culture qui nous fait nous ouvrir. A nous de savoir quelle culture et comment on met cela en avant. Peut-être en ayant moins peur et en étant plus confiant dans ce que l’on est. Il y a la nécessité de se dire qu’il y a aujourd’hui une organisation du monde compliquée, mais qu’il y a de ce fait des nouveaux enjeux qu’il faut saisir. Ce n’est pas en nous renfermant que nous allons les saisir.
Je crois qu’il faut se saisir de qui on est pour saisir des enjeux mondiaux. C’est peut-être ce qui doit nous guider. Posons-nous des questions : qu’est-ce qui doit être fait au niveau européen ? Qu’est-ce qui doit être fait au niveau national ? Qu’est-ce qui doit être fait au niveau local ?
La réponse est obligatoirement à varier selon les structures industrielles ou non. Il y a des grandes industries qui ont besoin de marchés internationaux larges. Il y a peut-être des disciplines artistiques qui peuvent être plus ancrées dans le local mais elles ont besoin d’une interconnexion mondiale différente.
Je suis assez confiant. La crise va être dure, on sait que la crise va être extrêmement difficile. Cette crise fait naître beaucoup de contractions sociales et beaucoup de contractions culturelles. Mais il y a aussi beaucoup d’innovations, d’expériences sur le champ européen, une grande force de transformer notre handicap, de ne pas voir ces grandes champions mastodontes, d’une obligation à la coopération, d’une obligation à travailler ensemble pour se saisir de ces enjeux là, transformer une culture presque exclusivement de compétition en une culture de la coopération. Je pense que l’enjeu européen d’aujourd’hui est de préserver la diversité, d’encourager la coopération. Reprendre confiance en nos constructions culturelles qui sont vraiment des atouts dans ce début de siècle, début de siècle qui présente quelques contradictions qui vont quand même avoir, je pense, de très lourdes conséquences.
Music Moves Europe
D.ZERATH :
Cela définit quand même une vraie ambition européenne. On sent la colonne vertébrale d’un vrai programme.
Revenons à l’industrie musicale.
Vous avez parlé en introduction du « Programme Média », un programme dédié à l’audiovisuel. Il a été question à moment donné, et notamment sous l’impulsion de Michel Mannier et de Corinne Ricot, de créer un programme qui soit dédié à l’industrie musicale. Cela s’est plus ou moins concrétisé avec Music Moves Europe.
Où en est-on de ce programme aujourd’hui ? Est-ce que la musique va avoir une vraie identité au même titre que l’audiovisuel, que la littérature, que le théâtre, que la danse ? Est-ce que la musique va rester avec un certain nombre d’autres pratiques et de segments culturels dans un espèce de panier global ?
P.Brunet :
Je pense que c’est une initiative qui structure très fortement la réflexion.
Je pense que Music Moves Europe a amené la question de la nécessité d’avoir une approche dédiée à la musique et de réfléchir à la complexité de cette approche. Est-ce que l’on parle de commerce de la musique enregistrée ou est-ce que l’on parle du soutien à la scène ? Est-ce qu’on soutient le rapport entre la scène et le marché enregistré ? Il est nécessaire de clarifier les enjeux.
Il faut prendre en compte que les enjeux liés au digital ne sont pas les mêmes selon le secteur culturel. L’enjeu lié au digital ne sera pas le même si l’on parle de musique ou de lecture.
Cependant, je pense que la pandémie nous a fait découvrir la nécessité du numérique. Nous nous sommes rendus compte de la nécessité qu’un musée ait une prolongation numérique. Il y a un changement profond dans les usages.
Il faut aussi parvenir à régler des problématiques liées au numérique. Nous le voyons bien aujourd’hui, les grandes plateformes vendent de tout. Au départ nous allions acheter nos livres sur Amazon. Puis Amazon s’est mis à vendre de multiples choses. Il y a à l’inverse un mouvement vers des plateformes qui elles ont des offres éditoriales très serrées. Il y a la nécessité d’une réorganisation.
« je pense que la pandémie nous a fait découvrir la nécessité du numérique »
Musique Moves Europe s’est intéressé à ces problématiques liées au numérique. Il faut des moyens structurels forts. A l’opposé, un rapport complexe dans la musique est que la musique est aussi vivante. Elle se fabrique, elle se joue, elle n’est pas que enregistrée, elle n’est pas qu’un objet numérique qui se promène. Elle se fabrique sur des scènes diverses aussi. Ces scènes sont diverses sous plusieurs aspects : les structures sont chacune liées à une discipline et une esthétique, les systèmes de protection sociale peuvent être divers…
La convergence sociale n’est pas l’objet d’Europe Créative. Mais cette crise va le souligner, au niveau européen je crois que l’on a besoin d’une réflexion qui soit en convergence de protection des artistes. Ce qu’il se passe dans une bonne partie de l’Europe aujourd’hui après la pandémie est quand même extrêmement catastrophique pour le secteur artistique.
Europe Créative peut s’intéresser à la question de la coopération. Pour beaucoup de genre musicaux qui ont beaucoup plus de difficultés par rapport au genre dit « accès marché », c’est vraiment intéressant de se dire si on travaille ensemble, peut-être qu’on peut avoir des réseaux qui vont émerger et faire exister des œuvres artistiques et des propositions artistiques différentes. Mais il faut avoir des moyens publics pour développer cela.
Mais il y a d’autres enjeux auxquels s’intéresser. Par exemple, prenons un enjeu qui est à la fois technique, économique et esthétique : peut-on imaginer des algorithmes à la diversité ? Comment sur les plateformes de musique enregistrée, peut-on créer un réel encouragement à la découverte ?
Il va falloir qu’il y ait des moyens plus conséquents et que nous sachions faire des alliances qui permettent d’utiliser d’autres outils européens. Le programme d’Europe Créative a un budget limité : pour dégager des moyens sur des échanges vraiment structurés, il faut avoir des outils financiers, il faut avoir des outils de développement, tous les outils qui soutiennent l’innovation… C’est tout un apprentissage du secteur à utiliser ces outils européens.
Music Moves Europe va ouvrir un certain nombre de portes dans Europe Créative, en a déjà ouvertes et va poursuivre dans ce sens. Une réflexion sur l’importance de l’Europe au sein du secteur musical commence à se clarifier. Que peut-on attendre à ce niveau-là par rapport au niveau national ?
Quels sont les programmes d’Europe Créative qui permettent de soutenir la culture pendant cette période compliquée ?
D.ZERATH :
Cela nous a permis de faire la distinction entre l’approche qu’est le soutien à la culture et le soutien à l’économie de la culture. Dans un premier temps j’aimerais m’arrêter sur une réflexion sur l’économie de la culture, et sur les outils financiers notamment sur les soutiens que l’Europe a porté de manière tout à fait opérationnelle, pragmatique à la culture.
Je vais distinguer deux niveaux. Je vais distinguer au niveau entrepreneurial ce que moi je vais appeler des opérations de haut de bilan, c’est-à-dire conforter des entreprises par des apports en fond propre, ou quasi-fond propre ou des garantis bancaires, mobiliser un certain nombre d’outils financiers pour soutenir les entreprises, et puis d’autre part ce que j’appelle des opérations de bas de bilan qui sont du court terme c’est-à-dire la mise à disposition d’outils financiers pour aider la création. C’est le financement de la création et le financement des entreprises culturelles. C’est le distinguo que je fais.
Quel est le rôle d’Europe Créative ?
A t-elle le rôle de piloter au moins la réflexion et les actions ? Quelles sont les programmes aujourd’hui qui permettent de soutenir la culture pendant cette période compliquée ?
P.BRUNET :
Nous n’avons aucune idée de sur combien de temps va se répercuter cette crise. Deux, trois ans… Je n’espère pas plus longtemps. Nous savons que c’est une situation encore pleine d’incertitudes.
A moment donné nous allons pouvoir redémarrer l’activité et voir la casse réelle qui a été faite cette année passée. C’est l’objet des plans de relance : comment soutenir tous les secteurs qui ont été très fortement abîmés. La Commission a identifié le secteur de la culture comme un secteur prioritaire dans cette relance. La mise en place du plan de relance est concertée avec les Etats, dessiné en accord sur la base des propositions des Etats. La relance européenne et les fonds européens vont arriver dans le plan de relance français, France Relance, qui a fait ces propres choix culturels différents des choix allemands, hongrois…
En France nous avons des consultations qui ont été faites au niveau des régions avec des choix qui ont été relativement différents par région. Il y a des régions qui ont un très fort souci pour leur équipe artistique en milieu rural, d’autres qui ont moins affaire à ces problématiques. Le plan de relance sera un soutien à la filière culture comme pour tous les autres soutiens. Il est question d’un redémarrage pour soutenir des actions qui vont permettre une transformation, de relancer par une meilleure adaptation que nous avions avant nos structures financières, techniques. De réinvestir. La logique d’intervention du programme d’Europe Créative est de soutenir les filières pour qu’elles se saisissent des grandes transformations nécessaires.
Parlons d’écologie. En Europe nous avons le Green Deal, une action très transversale qui dit que tout ce que nous faisons doit contribuer à une meilleure co-compatibilité de nos actions humaines. La culture est consommatrice de carbone par exemple. Même très consommatrice de carbone puisque l’on a beaucoup de mobilité. Il y a une réflexion sur nos pratiques aujourd’hui afin de mieux répondre à cet enjeu de société. C’est ce que tous les secteurs doivent faire. Dans le monde musical, il me semble que nous avons des réflexions à faire comme tout le monde sur nos modes de travail, comment nous produisons, comment nous créons… Comment peut-on mutualiser les choses ? Comment peut-on coopérer pour créer des structures qui soient plus collectives pour porter des talents ? Comment créer des des façons de travailler plus éco-compatibles, moins carbonées ? Il y a tout un ensemble d’enjeux que l’on va retrouver. Mais il va falloir les décliner à la particularité du secteur. Parce que ce n’est pas la même chose de travailler dans un cinéma qui a ses propres compétences techniques.
Aujourd’hui le numérique conduit au changement. Nous ne pouvons plus penser ce lien entre le vivant et le numérique, il faut y penser de façon très intégré et arrêter de séparer, du numérique ce qui est du présentiel. Il faut avoir une approche très intégrée. Comment réfléchir sur ces liens entre la scène et la diffusion ? Quels sont les nouveaux modèles d’affaires, les nouveaux modèles de coopération, les nouveaux modèles techniques… ? Ce sont les mutations propres au secteur.
Le numérique ne fait pas tout : que voudrait dire un paysage musical sans réseau de salles ? Impossible ! Nous avons besoin de ces espaces vivants puisque soutenir la création c’est soutenir des espaces où la musique vivante existe. La création ce n’est pas mettre des gens dans une salle et les payer pour qu’ils sortent quelque chose. La musique a besoin d’être en société, d’être confronté à un public…
Il y a également aujourd’hui de l’hyperconcentration de la diffusion musicale entre grands opérateurs. C’est quand même une concentration majeure dans la musique. On les compte sur les doigts d’une main et ils contrôlent la majorité du marché. Le problème est de comment maintenir l’indépendance. Il n’y a pas de modèle, sinon de retourner encore à la question de comment travailler ensemble, comment imaginer des formes de coopération nouvelles qui soutiennent l’espace vivant, soutiennent une vision de la création dans l’ensemble des conditions qui sont nécessaires à la création. C’est-à-dire, avoir cette confrontation, avec des espaces de recherche, avec des espaces d’argumentation, et pour cela avoir la coopération qui permet de soutenir ça.
Il faut vraiment réfléchir par tous les bouts de cette mutation et mobiliser les outils par une réflexion profonde sur comment sortir de la crise. Réfléchir à quoi faire après la sortie de cette crise face à des enjeux mondiaux, à une concentration des marchés plus qu’inquiétante. Et il faut regarder la diversité, les mutations d’usage qu’on connaît encore peu.
Europe Créative peut-elle intervenir pour pallier la concentration des acteurs de l’industrie musicale ?
D.ZERATH :
Nous sommes en train d’assister, en étant impuissants, à la concentration des grands acteurs du spectacle vivant avec deux monstres américains qui sont en train de tout racheter.
Y aurait-il une possibilité qu’Europe Créative fasse orienter les marchés par une action législative par exemple ? Est-ce que ça ne pourrait pas constituer à descendre le seuil de concentration des acteurs ? Par exemple, en considérant que la culture n’étant pas un bien marchand comme un autre, aucune société ne peut contrôler plus de 15% d’un marché donné. Que ce soit le marché de distribution, de la création, du spectacle vivant. D’abaisser les seuils de concentration pour garantir l’existence de champions nationaux et au travers de ces champions nationaux, la libre circulation des artistes d’une part, mais également la diversité dans la création.
La concentration est déjà forte, les chiffres ont été récemment publiés : ce sont 0,2% des artistes sur Spotify qui génèrent un chiffre d’affaires. 99% de la musique n’est pas visible, pas audible, et ne rémunère pas ces créateurs.
P.BRUNET :
C’est bien de ces enjeux là dont on parle.
Nous revenons sur notre conversation de départ qui concernait les silos, mais on parle à présent d’enjeux qui vont demander d’autres interventions.
C’est ce qui a été présenté par le Commissaire Breton sur le Digital Services Act et du Digital Market Act.
Il faut soutenir nos acteurs pour qu’ils existent. Mais il faut aussi tenter de réguler. Le terme employé est intéressant : le Commissaire Breton nous a fait la présentation des “Gatekeepers”, les gardiens de porte. Il y a la taille, mais il y a le fait qu’ils bloquent ou qu’ils régulent ou qu’ils empêchent l’accès à des marchés. Ils sont tellement garde de la porte que personne ne passe. Il y a vraiment une nécessité de les réguler. Et de les réguler avec des obligations.
Le chantier commence, un chantier mondial : nous avons besoin de la voix européenne assez forte et assez unie, pour faire bouger des acteurs qui acceptaient peu la régulation mais qui commencent à accepter : les Américains.
Nous avons besoin d’avoir une régulation. Cela va protéger les données, chose essentielle. C’est une particularité très forte, dans le monde nous sommes un des rares espaces qui à cette réflexion et cette action là.
Nous parlions des Américains qui acceptent les régulations. Mais nous avons d’autres acteurs mondiaux qui sont plus légers autour d’une adhésion à leur régulation. Je pense à la question du droit d’auteur en Chine. Nous avons vraiment cette question-là de réguler les données, réguler la propriété. Je crois qu’on parle de plus en plus à des positions de cartel qui bloquent les marchés : il va falloir décartelliser.
Cela concerne les grands chantiers d’ampleur qui vont demander des convergences mondiales qui sont plus propices depuis quelques mois. Il faut continuer d’avancer dans ce sens. Cela est commun à toutes les formes d’art sur le numérique, mais toutes les pratiques numériques en règle générale.
Demander l’aide de la Commission Européenne quand on est « solopreneur »
D.ZERATH :
J’aimerais vous poser une question en utilisant ma propre vision en tant que petit entrepreneur de l’industrie musicale. En tant que solopreneur comme on appelle ça aujourd’hui.
Comment est-ce que je peux approcher cette énorme machine qui est la Commission, qui est cet ensemble d’aides ? Je vois passer des appels à projet. Est-ce que le mode de fonctionnement est l’appel à projet ? Est-ce que c’est aussi le rôle de la Commission au travers d’Europe Créative ou de Music Moves Europe, de créer et d’impulser un certain nombre de projets ? Comment est-ce que je peux avoir à mon échelle à moi accès à des financements européens ? J’ai essayé de me renseigner : en dessous d’un certain seuil d’intervention financière, on ne va même pas regarder le dossier. Ce qui est compréhensif, on parle de sommes qui sont disproportionnées non pas de mes ambitions, mais de mes besoins et de ce que je pourrais faire. Qu’est-ce qu’une coopération européenne ? Comment peut-on définir les projets qui sont soutenus ? Il y a des projets labellisés Europe : qu’est-ce que ça veut dire ? Combien de nationalités doit-on retrouver dans le projet ?
P.BRUNET :
Il faut commencer par, le mot français n’est pas joli, s’empowermenter. Je crois qu’aujourd’hui il est vraiment nécessaire de s’armer, de se donner des compétences. Une compétence autour de l’information, de savoir, une curiosité qui doit permettre de ne pas s’arrêter au premier préjugé. Par exemple en matière européenne c’est compliqué au niveau bureaucratique. Projet impossible à conduire etc… Lorsqu’on regarde les acteurs qui mobilisent Europe Créative c’est plutôt des très petits acteurs. C’est des gens qui ont souvent une structure, ils sont deux ou trois. Il ne faut pas s’arrêter au préjugé, se dire que ce n’est pas pour les petites structures, que c’est bureaucratique sans aller recueillir toutes les informations.
Il faut s’informer en dépassant des préjugés qui ont leur fondement, je pense qu’il y a une logique communautaire qui n’est pas toujours d’une limpidité excellente pour le premier venu. C’est aussi notre boulot d’informer réellement sur comment nous pouvons aider.
Il est également question de se former aujourd’hui. On est dans des secteurs qui ont des très très fortes mutations : la musique il y a vingt ans, la musique aujourd’hui, cela n’a rien à voir en termes de marché, de techniques…. Il y a eu toute une série de mutations et je pense que ce n’est pas fini. Les mutations se font mais on ne se forme que très rarement. Ou on se forme sur le tas. Il faut se saisir de la connaissance, il faut se saisir de l’état des choses, apprendre, apprendre, apprendre. La formation, je pense qu’elle est extrêmement nécessaire, et sur les questions européennes elle est très très faible.
Nous avons une assez bonne infrastructure de formation d’administrateur de projets culturels, nous formons beaucoup d’administrateurs culturels en France ! Il n’y a pas une université qui n’ait pas un master avec ce sujet là. La question est de savoir où est l’International et l’Europe là-dedans. Je ne parle même pas de l’Europe unique ! Je parle de l’International. On est en train de parler de se saisir du monde, de l’Europe, et on forme les gens à la politique culturelle française. Peut-être trop.
Je pense que c’est l’objet des grands regroupements des fédérations. Il faut se saisir de ça, s’armer. C’est important. Et ensuite il faut chercher à faire du R et I, Recherche et Innovation. C’est compliqué quand on est deux ou trois. Il faut tester des choses, voir si ça marche ou si ça ne marche pas. Si ça marche, passer à une autre étape, et arriver à trouver ce mécanisme de recherche innovation. Je crois que ce qui est intéressant dans les programmes européens, c’est vraiment des choses où on ne trouve pas souvent le financement pour l’expérimentation dans les cadres nationaux, régionaux, ce n’est pas si facile que ça. Le budget contraint. Mais il regarder les budgets européens comme des endroits où il est possible d’expérimenter les pratiques nouvelles. Nous comprenons les questions d’éco-responsabilité aujourd’hui, vous pouvez aller déposer un projet qui est uniquement sur ça. Ou comment je réfléchis aujourd’hui sur la mutation des modèles économiques de ce type d’acteur.
Le mieux c’est de venir nous voir, pas seulement par notre site mais en réel, pour travailler ensemble. Ces programmes existent et peuvent servir souvent en mobilisant de la coopération pour répondre à votre question.
Le soutien aux artistes
D.ZERATH :
Je vous ai parlé du point de vue de l’entrepreneur, si je prends ça du point de vue du jeune artiste qui est quelque part dans une région française et qui se demande comment il pourrait bénéficier d’une aide européenne. Nous ne sommes plus sur le soutien de l’économie, mais sur le soutien de la culture. Je sais que la DGEAC a beaucoup soutenu des organisations culturelles, des festivals, des concerts notamment dans le domaine de la musique classique. L’intervention sur les musiques actuelles est beaucoup plus récente. Mais est-ce qu’il y a des programmes d’échange entre les musiciens qui sont prévus ?
Est-ce dans l’ADN de la Commission d’impulser ça ? Est-ce que la Commission va être en attente de projets d’entrepreneurs ?
P.BRUNET :
Il y a beaucoup d’artistes qui sont multi-casquettes maintenant. Si nous regardons en Europe, nous constatons que c’est même la condition générale pour faire leurs métiers d’artistes : il faut avoir quatre ou cinq casquettes et quatre ou cinq métiers différents. Parfois même avoir d’autres métiers à côté pour continuer. Il y a une dimension de poli-compétences, qui fait que beaucoup d’artistes sont outillés pour monter des projets.
Il y a beaucoup d’artistes qui travaillent à la création de leur propre condition de création. Je pense que ces projets pour beaucoup ont au cœur la question de la préservation de la création, des conditions de la création. Il y a beaucoup de projets qui travaillent sur comment évolue la question de la résidence aujourd’hui, comment évolue la question de structures plus fluides d’accueil et de soutien à des formes d’espace plus plus sûr pour la création. Mais il y a également la question de comment d’autres vont travailler sur la question de la création, puisqu’on a beaucoup de créations aujourd’hui qui demandent des espaces plus pluri-disciplinaires. Certains porteurs de projets sont artistes et développeurs de projets, d’autres plutôt développeurs de projets et entrepreneurs.
Cette nature de faire ensemble, de se saisir ensemble des choses est importante. Au niveau communautaire reste la question de la mobilité artistique. Je me rappelle de la fois où nous nous sommes posés la question du Erasmus Culture. Mettre en place un système de soutien à la mobilité européenne qui soit fluide et non pas déposer ses dossiers cinq ans avant reste, je pense, une chimère. La voix qui me semble la plus intéressante pour moi est de travailler sur tous les projets à une ouverture et une mobilité. Je parle de projets qui vont regrouper des écoles par exemple, d’art, d’archi, de conservatoires… mais également des projets de résidences qui sont une forme de travail sur la mobilité. Je crois que l’on a besoin de réfléchir à des projets qui réfléchissent à cette mobilité plus verte, qui interallie des acteurs, des salles, des espaces pour qu’il y ait des circuits de diffusion autour de l’esthétique, autour de choix éditoriaux plus précis.
La mobilité doit être soutenue de manière différente selon les niveaux. Au niveau local, le système de bourse est plutôt intéressant. Au niveau national, nous pouvons voir que c’est déjà plus compliqué. C’est souvent lié à des opérations soit dans la diplomatie culturelle, c’est rarement du soutien à la mobilité uniquement dans le propos personnel de l’artiste, c’est souvent lié à d’autres objets. De diplomatie généralement. Nous avons vraiment besoin de réfléchir à l’articulation, à un niveau communautaire assez structurant, à niveau national qui peut être structurant et renvoyer aussi au local une finesse de ces apports de mobilité.
Nous avons aussi besoin d’organismes indépendants, puisque aujourd’hui dans cette phase de repli, la mobilité du sud au nord est compliquée. Compliquée par l’environnement politique, et cela ne résiste pas aux frontières de création aujourd’hui qui sont mondiales. Il y a quand même un dialogue particulier avec l’Afrique, un dialogue particulier avec la Méditerranée sud, un dialogue particulier avec la frontière orientale. Je pense qu’il n’y a pas beaucoup d’outils pour nous aider dans ces mobilités là. Il faudrait que l’on soutienne des outils qui sont souvent assez petits mais qui devraient être beaucoup plus importants, car notre enjeux va être en dialogue avec nos voisins et ne pas être en portes fermées avec nos voisins.
La nécessité du dialogue
P.BRUNET :
Je pense que nous avons initié notre entretien sur ce point là : la culture est nécessaire pour être en dialogue. Il n’y a pas de dialogue dans le monde sans avoir un bagage. Nous avons besoin de nous nourrir : il y a des gens qui ont une culture plus internationale, d’autres qui ont une culture locale très ancrée. Ça ne veut pas dire que si l’on a une culture locale très ancrée, nous sommes nés plus ou moins fermés ! Nous devons être tournés vers le dialogue, vers la négociation, dans un monde qui commence, une période où la question de la négociation et du dialogue sont centrales.
La culture européenne est une culture qui on nous pousse à être dans le dialogue, dans la négociation. Mais c’est une culture qui nous a également poussé vers la domination, vers la fermeture. Je pense aujourd’hui que la question importante est de décider quel modèle culturel nous voulons.
Aujourd’hui nous apprenons que la question de l’identité est beaucoup plus fluide. L’identité peut être une notion d’enfermement, mais également permettre l’ouverture, le dialogue. Affirmer une division d’un monde coopératif.
Il faut renforcer la culture, être dans un monde plus coopératif. Nous sommes dans un monde qui sera de toutes façons interconnecté. Cette question du repli sur soi est tout à fait affolante. Une question de culture d’ouverture est vraiment nécessaire. Je pense que les acteurs culturels ne sont pas forcément du bon côté. Il y a toujours eu des acteurs culturels artistes du côté des régimes d’autorité. Mais je pense qu’on a aujourd’hui un choix à faire qui est très clairement d’un type de rapport culturel moins défensif, plus optimiste, tourné vers le dialogue et je crois que le dialogue forme. Pour moi ce n’est pas une contradiction, c’est une nécessité d’affirmer cette culture d’ouverture.
« Une question de culture d’ouverture est vraiment nécessaire. »
Juin / Juillet – n°2 : Le financement des industries créatives et de la création